J’ai écrit ce texte à Paris, en automne, il y a fort longtemps… L’image intitulée « Les Usagers » a été conçue des années plus tard en pensant à lui.

Jeudi, 12 octobre…
La journée de Marcelle P. avait débuté d’une façon très banale. Lever à sept heures, café, gymnastique, toilette, le tout avec les nouvelles en fond sonore. A neuf heures tapantes, elle avait éteint la radio. Une ou deux minutes plus tard, l’air mouillé de la place Gambetta lui fouettait le visage. Ciel plombé, crachin sinistre, le quartier faisait la tronche. Le mec du kiosque à journaux n’avait pas l’air non plus très en train. Elle acheta Libé. Sans plaisir. Par habitude. Chaque jour, elle se disait que c’était la dernière fois qu’elle prenait ce putain de canard. Son journal sous le bras, elle entra dans la grande brasserie à côté du métro et commanda «un petit noir» au comptoir.
A petites gorgées, pour pas se brûler, elle avala vivement le breuvage puis jeta un coup d’œil à la pendule du troquet. Dix heures moins vingt ! Quarante minutes pour acheter un journal et boire un café ? Ce n’était pas possible. Marcelle consulta sa montre. Même heure aberrante !
Elle interpella le garçon.
— Scusez-moi, z’auriez pas l’heure exacte? »
Du menton, l’homme lui désigna la pendule murale.
On n’en sortirait pas…
— Y a pas d’heure pour les braves, éructa son voisin de comptoir. Le type, un pépé rigolard, éclusait un Ricard. A vue de nez, ce n’était pas le premier.
Marcelle s’écarta d’un pas. C’est alors qu’il se passa un autre truc bizarre… Avant même que le vieux ne se mette à explorer ses poches d’une main tremblante, elle sut, et cela avec une certitude absolue, qu’il allait en extraire des Gauloises bleues, que le paquet, presque vide, serait déchiré d’une certaine manière. Elle vit aussi comment il allait le tapoter maladroitement sur le comptoir, en faire jaillir une cigarette, enlever le filtre et se la carrer dans le bec. Jusqu’à la flamme du Zippo tout cabossé. Tout cela, comme un film déjà vu, recopié dans ses moindres détails par le flux de la réalité.
Ce n’était pas la première fois que Marcelle éprouvait ce type de sensation. Un jour, elle avait même lu quelque chose là-dessus, une explication basée sur un décalage entre la perception sensorielle et son interprétation par le cerveau. Sur le moment, cela lui avait paru assez clair, mais à présent, quelque chose là-dedans lui échappait. Sa mémoire lui posait un lapin. Elle en conçut comme un malaise, l’impression que, brusquement, tout se barrait en couilles. En fait, c’était surtout cette histoire de décalage horaire qui la perturbait. A neuf heures pile, elle avait éteint la radio. Elle en était sûre. Absolument certaine. Ensuite…
Non, vraiment, ce n’était pas possible que le temps ait pu passer si vite !

Elle se dépêcha de payer son café et s’enfuit du bistrot. Dans les couloirs du métro, le flot matinal des travailleurs commençait à se tarir. Seuls quelques retardataires fonçaient encore, l’air absent, ignorant tout sur leur passage. A croire que le présent n’existait pas pour eux. La jeune femme dut s’aplatir contre un mur pour ne pas se faire percuter. Où étaient-ils donc tous ces zombies ? Dans le passé ? Dans le futur ?…
« Ici et maintenant, autant dire nulle part, s’entendit penser Marcelle. Comme moi … »
Elle frissonna. Les réflexions sur la nature du temps lui avaient toujours donné le vertige. Comme l’Infini ou l’idée du Néant…
Le métro arrivait, une rame aux trois-quarts vide. Elle s’y engouffra, de plus en plus mal à l’aise. De l’hypothèse du trou de mémoire à d’autres, beaucoup plus farfelues, elle se heurtait toujours au même mystère : la disparition totale, inexplicable, de vingt à trente minutes de son passé immédiat. Et son angoisse grandissait, obsessionnelle comme un cauchemar de fièvre.
Marcelle était tellement plongée dans ses pensées qu’elle effectua son trajet quotidien sans même ouvrir son journal. Il s’en fallut de peu qu’elle ne loupe sa station.
L’obélisque de la Concorde se détachait sur un ciel d’étain dans une lumière étrange jaunâtre. La pluie avait cessé et la température avait singulièrement augmenté. A la sortie du métro, Marcelle hâta le pas, pressée de retrouver ses marques quotidiennes.
En franchissant la porte cochère de la société de presse qui l’employait, elle jeta un coup d’œil à sa montre. Son trajet lui avait pris vingt-cinq minutes, c’était normal… Avec un peu de chance, personne, au journal, ne s’apercevrait de son léger retard. De toute façon, décida-t-elle, y avait pas de quoi en chier une pendule. L’affaire semblait close.
L’atmosphère de la rédaction, studieuse, un rien fébrile, sentait à plein nez l’approche du bouclage hebdomadaire. La jeune femme en profita pour s’installer discrètement derrière son ordinateur. Entre les piges à retaper, le courrier à dépouiller, les coups de fil incessants, elle fut bientôt débordée.
— Je peux t’emprunter ton Libé ?
Sans plus de formalités, Francis, un des maquettistes, s’était emparé du journal qu’elle avait posé sur sa table. Après un rapide coup d’œil sur la une, il le rejeta d’un geste impatient.
— T‘en aurais pas un plus vieux, par hasard ?
A cet instant le téléphone sonna et la voyant prendre la communication, Francis s’éclipsa. Qu’avait-il voulu dire? Au bout du fil, un mec s’était mis à parler, mais Marcelle, ahurie, n’écoutait pas ce qu‘il disait. Ce journal, elle l’avait acheté le matin même. Elle le saisit pour vérifier la date. Jeudi 12 octobre. Il n’y avait aucun doute, c’était le bon. Francis avait encore dû abuser de substances illicites.
Le type, au téléphone, s’était tu. Marcelle respira un grand coup.
— Excusez-moi, fit-elle, j’étais sur une autre ligne. Pourriez-vous répéter?»
C’était un pigiste qui réclamait son fric. Pas content.
— Comment vous croyez que je bouffe, moi? Le 15 du mois dernier, vous m’avez assuré que mon chèque était parti, nous sommes le 14 et je n’ai toujours rien reçu ! »
Marcelle blêmit.
— Le 14, vous êtes sûr?
— Vous vous payez ma tête ou quoi ? Vendredi 14 octobre ! De toute façon, c’est pas le problème…»
Comme le mec, de plus en plus furax, continuait à hurler, Marcelle s’employa à le calmer. Mais après ce tour de force, la panique l’envahit. Elle s’aperçut qu’elle tremblait. Son regard tomba sur son calendrier de bureau.Vendredi 14 octobre… Quant à l’année, bon dieu, non, ce n’était pas possible !… Sa vue se brouilla et elle s’évanouit.
Quand elle reprit conscience, il faisait nuit. Il lui fallut un moment pour se rendre compte qu’elle était dans son lit, que son radio-réveil venait de s’allumer, qu’il était temps de se lever. Petit café, gymnastique, toilette.., la journée commença d’une façon très banale. A neuf heures précises, juste avant les infos, Marcelle éteignit la radio et partit travailler. Comme elle avait un peu de temps à tuer, elle acheta un journal puis alla prendre un café. Au bar, il y avait un vieux pépé rigolard, déjà passablement éméché…
Paris, vendredi 13 octobre 20…
Texte et illustration : © Monika Swuine